Fin de la promenade

Depuis Sattledt en Autriche, il me reste 13 jours et 1100 kilomètres à parcourir pour rentrer à bon port après presque 5 ans de voyage. Une formalité.

Dans la campagne autrichienne, les odeurs de lisier me rappellent la France et je prends plaisir à traverser les paysages vallonnés d’Autriche. J’essaye de profiter un maximum de mes derniers instants de pédalage, de calme. J’atteins rapidement les lacs du Salkammergut, Salzburg et la frontière allemande sous une belle météo. On m’avait dit de prendre mon passeport à la frontière à cause des contrôles mis en place pour maîtriser les flux d’immigrés, mais les trois flics se sont contentés de me regarder passer en Allemagne. Comme ils l’ont fait avec les autres voitures d’ailleurs.

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J’avais jusqu’ici eu droit à un léger vent de face et quelques averses mais la Bavière marquera le départ d’une dernière épreuve physique. Dès mon premier réveil, le temps est à gerber. Je passe le seuil des 40 000 kilomètres en vélo dans la matinée, sous la neige. En arrivant le soir à Weilheim, je me paye une bouteille de Talisker 10 ans d’âge, autant pour fêter mes 40 000 rugissants que pour oublier cette journée bien merdique. Un très bon achat compte tenu des jours qui vont suivre. Je pensais régulièrement que ça ne pouvait pas être pire et le lendemain me donnait irrémédiablement tort. De la pluie, de la neige, et un vent de face impressionnant ne me quitteront plus. De plus mes articulations sont saisis par le froid et je me trimballe une paire de genoux extrêmement douloureuse. Pratique quand on pédale.

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Je suis également trahi par mon matériel. Après les avoir changés à Budapest, les plateaux sont de nouveau foutus. Je me suis fait enfler par le vendeur. À 700 kilomètres de l’arrivée, je dois encore claquer 120 balles en matos neuf. Ce soir là, je décide de rouler un peu de nuit pour avancer, mais le passage d’un col enneigé me fait chuter à plusieurs reprises dans la poudreuse. C’est très dur de se sentir impuissant, alors je m’invente un Dieu des éléments, pour l’insulter quand je peine trop. À force, c’est devenu un jeu. Du vent? C’est pas ça qui m’empêchera de pédaler, c’est tout ce que t’as dans le pantalon?! Parfois, il m’entend et redouble de puissance, et ça me motive encore plus à lui tenir tête.

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Ma traversée de l’Allemagne jusqu’à Constance n’est qu’un défi physique de quatre jours. Déjà que l’excitation du départ est largement retombée, et que me farcir la description d’un paysage asiatique me broute déjà, que dire d’un paysage allemand sous la pluie? Voilà, vous savez ce que j’en pense! Arrivé à Constance, je ne vois même pas le lac à cause d’un brouillard épais. C’est à peine si je distingue le ferry que nous croisons pendant la traversée.

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Je passe la frontière Suisse sans plus de contrôle que la précédente. Cette fois, le poste est même carrément abandonné. J’ai toujours tendance à penser que le passage d’une frontière amènera beaucoup de changements et j’ai l’espoir secret que la météo suivra. Et effectivement, pendant mon séjour suisse, j’ai aussi eu droit à la grêle. Au passage du lac de Morat, un panneau du supermarché Lidl est écrit en français. On me parle en français. J’ai presque du mal à trouver les mots tant il ne me semble pas naturel de parler aux autres dans cette langue. Après Lausanne, j’aperçois même un bout de France. Ça fait tout drôle même si je n’arrive pas encore à réaliser que tout ça se termine dans quelques jours.

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Mes premiers mots de français

Mes premiers mots de français

Je m’excuse au passage auprès des Suisses que j’ai passablement injuriés sur mon vélo (en plus de mes habituels blasphèmes) lors d’une journée très éprouvante. Les pauvres n’y étaient pour rien mais ça m’a aidé à avancer. Et pourtant, ils sont parmi les gens les plus sympas que j’ai croisés en Europe, surtout dans la partie francophone. Ce qui m’a surpris car d’une manière générale, les populations les plus riches sont un peu moins hospitalières, trop renfermées dans leur petite vie sécurisée. C’est un trait global que j’ai observé pendant le tour du monde. Régulièrement, l’un d’eux s’arrête pour me proposer son aide, surtout quand je répare mon pneu arrière, complètement HS. Un déménageur Suisso-colombien fait halte le long du lac Léman en me voyant siroter mon Talisker. Lui aussi a voyagé en vélo. Après une courte discussion, il me sort 20 Francs suisses du portefeuilles, pour mon prochain repas, et parce qu’on l’a aussi beaucoup aidé quand il était en vélo. Alors il en fait de même.

Mon pneu lâche définitivement à l’entrée de Genève, à 150km de l’arrivée. Et alors que je roulais depuis un moment avec la chambre à air qui sortait et depuis dix minutes avec des rembourrages de pneus coupés et de bâches plastique, je tombe sur un magasin de vélo un peu bordélique qui ne s’est pas encore pris pour une marque de luxe. J’explique ma situation et demande au vendeur s’il n’a pas balancé un pneu d’occas’ récemment. Le type fouille un peu et ressort avec un pneu qui aurait un défaut. Va pour le défaut!

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Depuis Lausanne, je suis dans mes pensées, dans mes souvenirs et je ne regarde pas autour de moi. Je profite simplement des éclaircies passagères pour souffler un peu. Je ne sais pas si je suis content de finir. C’est difficile d’arrêter cinq ans de voyage du jour au lendemain, mais j’ai besoin de nouveaux challenges, de construire quelque chose. J’en ai marre d’être un vagabond.

Je campe une dernière fois juste avant la frontière française qui n’est plus que symbolique puisqu’il n’y avait pas de douaniers non plus à Chancy. Je croyais que le président avait annoncé qu’on surveillerait les frontières. Mais depuis l’Ukraine, personne n’a daigné regarder mon passeport.

Département de l’Ain. Tiens, le logo du conseil général est toujours aussi pourri. Je suis choqué par la saleté le long des routes dans le Bugey. On dirait que tout le monde s’est donné le mot pour balancer des merdes sur les accotements. J’ai tellement braillé contre la saleté des Centro-Américains, contre les Mongols qui salopaient leurs steppes, les Chinois ou les Laotiens avec leurs rivières, les Indonésiens avec la mer… il faut que je revienne en France pour voir ça. Ça fout un peu les glandes, surtout que c’est un joli coin. Du coup, j’ai payé une rasade de whisky au seul type de la DDE qui nettoyait pendant que les autres discutaient. Certaines choses ne changent pas.

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Mon avant dernier jour. Il neige, rien ne me sera épargné. Tant mieux il se passe des choses. Je parcours les cinquante kilomètres qui me sépare de chez Martin, un ami qui m’avait rejoint lors de mon passage en Thaïlande il y a quatre ans. Je suis un peu en avance et me fais payer l’apéro par ses voisins en l’attendant. Il me reste encore cinquante kilomètres à parcourir demain mais je me fous un peu de l’état dans lequel je vais arriver. Alors on s’est saoulés et couchés à deux heures du matin.

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Après un litre de Red Bull, je reprends la route sous un beau soleil. Il est onze heures, je croise quelques camionnettes de putes dans la campagne et passe des villages que je n’avais encore jamais vus, à trente kilomètres de chez moi. Je réalise à ce moment là que je pestais souvent contre des locaux qui ne savaient pas m’indiquer une direction près de chez eux. Je serais tout aussi con aujourd’hui si un cycliste venait me demander la route de La Tranclière ou de Lent.

À l’entrée de Dompierre sur chalaronne, à cinq kilomètres de chez moi, mes pensées sont concentrées sur le fait de trouver un platane pour pisser une dernière fois avant de revoir tout le monde. Tiens, un cycliste en face. Puis deux, quinze, trente, j’en sais rien. Je suis rapidement entouré de la famille et des potes. Comme je ne sais pas par où commencer, je reste au milieu à servir des verres de whisky. Je découvre tellement de visages sous les déguisements que je ne réagis même pas quand j’aperçois Kristian, un ami Danois rencontré au Laos et venu spécialement de San Francisco. Dennis, un allemand rencontré dans les mêmes circonstances a aussi fait le déplacement. C’est génial! Bref, je ne cite pas tout le monde mais je ne sais pas trop quoi dire et où regarder. Au journaliste qui me demande pourquoi je suis rentré, j’ai d’abord répondu « J’en ai plein le cul« . Là, je pense juste à rejoindre le reste de la troupe à la maison et notamment mes parents et grands-parents. Et puis bien sûr à me débaucher jusqu’au petit matin.

Parce que c’était le voyage de Deux singes en hiver, pas Nature et découvertes!

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Ça sent la fin

Le train me dépose à la gare de Budapest de nuit après un voyage détendu de neuf heures depuis la frontière ukrainienne. Je dois désormais me mettre en quête d’une auberge de jeunesse pour y déposer mon barda quelques jours et effectuer les réparations qui s’imposent (pédalier et porte-bagages en mille morceaux). La chance me poursuit inlassablement puisque la seule adresse que j’avais est complète et qu’au moment où je l’apprenais à l’interphone, la fixation de ma selle se brise en deux, balançant violemment tout l’arrière du vélo sur le trottoir. Vite, une pensée positive de la situation pour pas s’énerver…. « Au moins, c’est pas arrivé en roulant. »

Je trouve finalement un dortoir accueillant où se mêleront pendant mon séjour cinq touristes algériens effrayés par la nudité possible dans les établissements thermaux, des immigrants serbes, des travailleurs hongrois, quelques cas sociaux intéressants et le meilleur d’entre tous pour la fin : un catholique extrémiste partisan des thèses reptiliennes et recherchant avec passion un refuge dans un lieu gardé secret pour passer l’apocalypse qui ne saurait tarder sans encombres. Ceci n’est pas une blague, ce genre de types existe donc bel et bien.

Dès le lendemain de mon arrivée, direction les magasins de vélo de la ville où je ne peux m’arrêter plus de quatre jours puisqu’on m’attend de pied ferme à la maison dans un mois! On me refile quelques pièces chinoises de mauvaise qualité au prix du Shimano en Asie et je bricole à la va-vite les autres problèmes pour finir les 2000 kilomètres restants sans risquer le gouffre financier. Car Budapest n’a pas échappé au phénomène de gentrification des villes occidentales. En cinq ans, j’ai l’impression qu’acheter un tee-shirt moins de 15€ revient à se classer dans la catégorie des vagabonds sans le sou. Tout ce qui est peu cher est mal vu, les boutiques de toutes sortes se tirent la bourre pour être toutes plus luxueuses les unes que les autres pour vendre les mêmes choses qu’avant deux fois plus cher, et tous les gens qui aimeraient bien avoir l’air comme disait Brel s’y engouffrent avec plaisir avant de méditer sur la société consumériste en rentrant chez eux. Pas de doute, je suis bien de retour en Europe.

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Le plus drôle est quand on découvre, au coin d’une rue, un petit bar qui tente une ambiance campagnarde, un peu sauvage et que tout sonne faux car à y observer de plus près, tout est finalement bien à sa place : le poêle est à distance réglementaire et six extincteurs le cernent de près. L’ambiance d’un tripot exotique ne pourra jamais sortir d’un esprit trop aseptisé. C’est comme si on avait mis une énorme ceinture de sécurité aux villes occidentales pour que plus rien d’anormal ou d’incontrôlable ne puisse se produire. Bref, où est le bordel nécessaire à égailler un peu le tout? On a tous grandement besoin d’une dose de risque et d’imprévu.

Enfin, tout ça ne m’empêche heureusement pas de profiter de la ville et de ses établissements thermaux pendant quelques jours, toujours accompagné de mes compagnons maghrébins qui n’ont finalement pas eu à dévoiler leur intimité en public pour profiter du sauna. J’étais passé à Budapest il y a sept ans lors d’un autre voyage et je me souvenais notamment que leur langue était d’une difficulté sans nom, un véritable enchaînement de « z », de « s » et de « n », si bien que la Hongrie sera le seul pays de mon périple où je n’ai même pas fait l’effort de (ré)apprendre à dire « bonjour » par fainéantise aigüe et puis parce que la motivation du départ a disparu. Sorti de Budapest, les paysages redeviennent quelconques et je dois attendre d’approcher l’Autriche et les bordures du Danube pour retrouver des coins vraiment sympas où rouler, surtout que le curseur de la météo est toujours positionné en mode neige et brouillard. J’ai désormais un rituel bien établi en installant tous les soirs le réchaud une bonne demie-heure sous la tente pour tout sécher avant de dormir. Je réussis ainsi régulièrement à faire fondre un petit bout de bâche ou de gants mais comme je sais la fin proche, j’observe mon matériel partir en fumée avec philosophie.

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J’arrive à Vienne de nuit et en vient à camper dans un terrain vague/décharge au milieu d’immeubles en construction car je n’ai aucune envie de me mettre à la recherche d’un toit à cette heure. Je pense d’abord que l’endroit n’est pas très sûr avant de me remémorer mon état d’esprit lors de la traversée du Botswana. À l’époque, j’étais mentalement prêt à foncer tête baissée sur un lion s’il en surgissait un, j’ai peu de chances de tomber sur un type plus con que moi cette nuit. Je ne crains rien.

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Vienne est sehr jolie, un peu comme toutes ses frangines d’Europe de l’Est d’ailleurs. Le genre de ville où un plan est à peu près inutile : peu importe où qu’on aille, il y a quelque chose à voir. Je suis aussi passé par hasard devant l’ambassade de France, remarquant amusé quelques invitations à l’enfilade pour nos meilleurs ennemis du moment.

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Je passe une journée dans Vienne, harcelé par les curieux qui veulent en savoir plus sur mon voyage, souvent intéressés pour entreprendre le même type de projet mais encore souvent empêtrés dans des obstacles de sédentaire que je sais insignifiants.

Alexandre et moi avions suivi le cours du Danube en Serbie en 2011. Me voici à nouveau le long de ses berges cinq ans plus tard et profitant de l’hospitalité autrichienne en direction du petit village de Sattledt où je dois revoir Karin une amie qui a voyagé une semaine avec moi en vélo au Costa Rica.. Sattledt marquera mon dernier arrêt avant un dernier sprint final de 13 jours et mes derniers 1000 kilomètres à parcourir avant de revoir mon petit village et fumer la cheminée.

On m’avait dépeint les Autrichiens très peu aimables, je proteste avec un exemple parlant. Un beau jour, alors que je jouissais enfin d’un bain de soleil sur une pelouse au bord du fleuve tout en cuisinant, un voisin se pointe avec une chaise de son intérieur pour que je puisse m’installer confortablement. J’étais en fait sur sa propriété. J’ai déjà connu pire accueil…

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Finalement, les seuls à m’avoir bousculé un peu sont les flics qui m’ont attrapé sur une route interdite aux vélos (pour une fois empruntée par erreur…). Leur premier réflexe a été de piquer une grosse colère, indignés. J’ai levé les sourcils sans rien dire en me demandant bien ce qu’il lui trouvait de dangereux à cette route. Puis, voyant que j’en avais absolument rien à glander, ils ont fini par porter mon vélo dans l’escalier métallique de la sortie pour m’évacuer. Si seulement j’avais pu filmer ça…